Numéro 23 : dans les coulisses d’une décision inédite
« Un abus de droit entaché de fraude. » La sentence, infamante, illustre la force du camouflet essuyé par l’homme d’affaires Pascal Houzelot (par ailleurs membre du conseil de surveillance du Groupe Le Monde). Mercredi 14 octobre, le CSA a torpillé la vente de sa chaîne de télévision, Numéro 23, pour laquelle il avait obtenu une fréquence en 2012. Fréquence qui sera perdue au 30 juin s’il ne modifie pas la composition du capital de sa société, Diversité TV.
Rien ne laissait présager que cet habitué des cénacles médiatiques allait subir un tel affront. L’homme dispose de toutes les connexions pour prospérer aux confins de la politique et des médias. Parmi les nombreux invités de ses dîners ont figuré Olivier Schrameck, le président du CSA, ou Fleur Pellerin, la ministre de la culture et de la communication. Des relations qui ont pu paradoxalement se transformer en handicap pour un CSA désireux de montrer son indépendance.
Longue séance du CSA
En 2011, lors de la présentation de son projet face à l’autorité, M. Houzelot était accompagné de David Kessler, futur conseiller culture et communication de François Hollande. M. Kessler représentait Mathieu Pigasse, qui comptait parmi les investisseurs intéressés, au même titre qu’un autre actionnaire du Monde, Xavier Niel, l’actionnaire principal de Free. Il a choisi comme directeur général Damien Cuier, un proche de Jean-François Copé.
Ayant endossé l’habit de l’entrepreneur – comme producteur de films et comme patron de la chaîne gay PinkTV puis de Numéro 23 – M. Houzelot a gardé l’image d’un lobbyiste et d’un homme de réseaux, gouailleur, drôle et culotté. Le rôle qu’il a joué à Matignon sous Jacques Chirac, puis surtout dans le premier cercle d’Etienne Mougeotte, à la grande époque de TF1, ainsi qu’à Canal +.
Las ! Tout cela n’a pas fait trembler le CSA. Ce n’est pas parce qu’il était divisé que le Conseil a tenu, mercredi, une des séances les plus longues de son histoire. Dès le matin, ses huit membres se sont accordés sur la nécessité de sanctionner Diversité TV. Pour eux, l’entrée au capital de la société russe UTH, dont le CSA a été tardivement informé, est bien un « cas de modification substantielle des données au vu desquelles l’autorisation avait été délivrée », selon l’article 42.3 de la loi de 1986 sur l’audiovisuel. Un cas dans lequel, précise la loi, « l’autorisation peut être retirée, sans mise en demeure préalable ».
Faut-il aller jusqu’à remplacer la chaîne par un écran noir ? Certains sont pour. Mais la solution d’une suspension avec délai, au 30 juin, s’impose. Les conseillers passent le reste de la journée à rédiger l’imposant avis, en relation constante avec les services du CSA, pour consolider juridiquement la décision.
« Quelque chose a changé sur ce dossier entre le début de son examen et la fin », relate un membre du collège. A l’origine, plusieurs conseillers étaient partagés sur la cession de Numéro 23 à NextRadioTV, annoncée début avril. Le Conseil se veut très prudent, encore marqué par la polémique née de la nomination de la présidente de France Télévisions, Delphine Ernotte, en avril.
Des conseillers agacés
Au printemps, un élément a pu jouer en défaveur de M. Houzelot : le CSA a mis du temps à récupérer l’intégralité des documents liés à l’arrivée, en 2013, de l’actionnaire russe UTH, notamment le pacte d’actionnaires qui n’a été reçu que le 26 mai, après plusieurs rappels. Numéro 23 assure alors avoir été transparent et accuse en privé l’autorité de vouloir temporiser, mais pour certains conseillers, l’épisode marque le début de leurs soupçons.
Un autre moment a joué un rôle important : l’audition, le 22 juillet, de M. Houzelot et M. Cuier. L’occasion de débattre des conclusions du rapport d’instruction commandé par le CSA à un conseiller d’Etat indépendant – rapport clairement favorable à Numéro 23. Mais lors des échanges émergent de nouvelles interrogations, notamment celle qui fondera finalement le refus du CSA : le groupe russe a-t-il investi avec la promesse d’une revente rapide de la chaîne ?
M. Houzelot assure que les clauses du pacte – qu’il refuse de rendre public au nom du secret des affaires – sont de banales clauses de liquidité permettant à un actionnaire de sortir du capital au bout d’un délai. Mais les conseillers s’agacent et demandent un nouveau rapport d’instruction, pour mi-septembre. Celui-ci recommandera de ne pas sanctionner mais suggérera, dans le cas contraire, d’assortir la décision d’un délai, comme cela sera fait.
« ?Impact médiatique et émotionnel? »
A partir de la rentrée, l’hostilité à la cession de Numéro 23 se renforce. Plusieurs offensives médiatiques sont conduites, dont celle de sociétés de perception de droits, qui disent ne pas avoir été payées, avant que le différend ne se règle. Au Parlement, des initiatives sont prises pour renforcer la taxe sur la revente de chaînes, mais aussi pour obliger le CSA à prendre en compte le respect des obligations dans sa décision.
Ce thème prend de l’ampleur et donne lieu à de vifs échanges lors de la dernière audition de Pascal Houzelot, mardi 13 octobre. Ce dernier a beau assurer que son groupe remplit « 58 obligations et demi sur 60 », les conseillers ne se privent pas de rappeler sa mise en demeure pour non-respect des quotas de diffusion de cinéma étranger ou pour ironiser sur la présence importante d’émissions de téléréalité américaines sur le tatouage.
Chahuté, l’habile Pascal Houzelot a soudain du mal à trouver le ton pour répondre, hésitant entre un profil bas de bon élève et des répliques ironiques : « Je ne comprends pas votre question », dit-il à Mémona Hintermann-Afféjée qui lui demande si, en cas de refus du CSA, il « rendra sa fréquence » à l’Etat. Il regrette « l’impact médiatique et émotionnel » du dossier.
Il est trop tard : le sentiment d’avoir été abusés a gagné les conseillers. « En trois ans et demi, j’ai acquis le sentiment d’avoir été trompé par la candidature de M. Houzelot », déclare avec amertume Patrice Gélinet, déçu de lui avoir accordé sa confiance en 2012.
Face à la sanction, M. Houzelot étudie toutes ses options : l’une plus offensive, par une contestation juridique?; l’autre plus amiable. Il s’agirait de chercher à se mettre en conformité d’ici au 30 juin avec les désirs du CSA : changer le pacte avec l’actionnaire russe et renoncer – pour l’heure – à la vente. « Je me battrai jusqu’au bout », a-t-il annoncé mardi.